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Stéphane Michaka, Ciseaux, roman, 260 pages, Fayard, août 2012, 19€ ***

Publié le par Sébastien Almira

ATTENTION COUP DE COEUR !

 

ciseaux

Vous avez déjà lu des nouvelles de Raymond Carver ? Moi non. Mais j'ai lu Ciseaux pour vous. La vie, la femme, l'éditeur de Carver. Et ben sa vie est pas mal, alors pourquoi pas son œuvre ?

 

Stéphane Michaka, auteur de La fille de Carnegie chez Rivages Noir, offre ses chapitres à plusieurs narrateurs : Raymond, sa femme Marianne, son éditeur Douglas, puis Joanne, dont je vous laisse le soin de découvrir qui elle est. On suit parfois une scène de la vie du grand novelliste à travers différents points de vue. L'auteur (Michaka, à ne pas confondre avec Carver, que nous surnommerons l'écrivain) nous gratifie également de trois fausses nouvelles de l'écrivain. Avant publication. Parce que vous ne le savez peut-être pas, mais si Raymond Carver méritait bien un roman, c'est qu'en plus de ses dettes, de ses problèmes avec sa femme et avec l'alcool, il était en constante bataille avec son éditeur pour faire respecter ses textes. Sa vie était un vrai foutoir, et ça méritait bien une histoire !

« Ma réputation, je la dois à mon coup de ciseaux, mon habileté à tailler dans les textes que je publie. Mais il y a autre chose : ma façon, sous un mot, d'en découvrir un autre. Plus net, plus précis. Une incision qui libère ce que la phrase enfouissait. » page 41 Douglas

Surnommé Ciseaux, celui-ci charcutait littéralement les nouvelles de l'écrivain, et celles des autres. Voyez dans l'extrait final comment il travaillait les textes, n'hésitant pas à réduire de moitié, voire bien plus, les textes qu'on lui confiait.

 

carver.jpgRaymond Carver

 

Non sans humour, l'auteur nous raconte quelques pans de la vie de l'écrivain. C'est fluide, agréable, et surtout : pas prise de tête. Ne partez pas en vous disant « oh mon dieu, la vie d'un écrivain, ce que c'est barbant ! » Raymond Carver n'a rien de barbant, même quand on ne le connait pas. La psychologie des personnages est assez bien creusée par Michaka sans pour autant avoir la teneur d'un compte-rendu psychanalytique. Le personnage de Douglas est particulièrement intéressant. Peut-être celui qui a le plus d'importance finalement. Le roman ne porte-t-il pas son surnom en guise de titre ? On ne peut s'empêcher, tour à tour, d'envier son rôle, de ressentir jusqu'à de la haine, de rire de ses maladresses.

« Comment cela ? Comment cela, « il ne veut pas » ? Passe-le-moi, je te dis. Lorraine... tourne le combiné vers lui. Ithaque, c'est Papa. Papa n'est pas content. Papa doit rester au travail, il va rentrer tard. C'est Maman qui va te lire Le Démon de la Perversité. C'est Maman, pour une fois. Alors tu vas au lit, tu m'entends ? Ithaque, arrête tes conneries. Si tu ne vas pas au lit, Papa va rentrer et il va te couper les couilles. Quoi, Lorraine ? « On ne peut pas... », « On ne doit pas... » On n'a pas de couilles à trois ans ? Mon fils a des... Ithaque a des... D'accord, c'est toi qui gères. » page 47 Douglas

 

Mais l'écrivain n'est pas pour autant laissé de côté. Son alcoolisme nous est raconté jusque dans la marque de ses alcools favoris. Ses disputes de couple sont rentabilisées (racontée de son point de vue, de celui de sa femme, puis dans une de ses nouvelles dont il prend soin de détourner les faits mais qui ne fait pas illusion bien longtemps) : « Mais ce n'était pas son genre d'histoire. Lui, c'était les couples qui se gâchent l'existence, des gens qui n'arrivent pas à rester sobres ou à construire un foyer. Il parlait de ce qu'il connaissait. » page 188 (la femme, sur son mari, dans une nouvelle de Raymond). On le suit en colloque, on le suit chez sa maitresse, faire le guet devant chez l'amant supposé de sa femme, car Monsieur est jaloux de la réciprocité, n'allez pas croire !

 

lish.jpg

Gordon Lish, éditeur de Raymond Carver

 

« Mon père était un homme bon.

Un homme bon et un alcoolique. Je crois qu'il m'a transmis plus d'alcoolisme que de bonté, mais je garde espoir d'inverser la tendance.

Il m'emmenait pêcher. Si on me montrait une carte avec les lacs de la région où j'ai grandi, je ne pourrais même pas dire où se trouvent les poissons. Pas la moindre idée. Les bons coins où pêcher, je ne pourrais les indiquer à personne.

C'est ma devise en ce moment. Je dis aux étudiants : Personne ne peut chercher à votre place, c'est à vous de trouver le chemin. Quand ils entendent cela, ils semblent déçus.

Peut-être que je ne suis pas fait pour enseigner ?

Le tic-tac de l'horloge emplit la pièce. Depuis cinq minutes, je suis plus vieux d'une année. J'aurais voulu arrêter l'alcool. Dommage. Ce sera pour la prochaine fois. » page 135, Raymond

 

Je ne vous en dis pas plus, je crois en avoir déjà trop dit. C'est vraiment un très bon et très beau roman que voilà. Sur les affres d'un écrivain désespéré, sur le rôle d'un éditeur (qu'aurait été Raymond Carver si Ciseaux n'avait justement pas ciselé ses textes ?), sur la littérature. Maitrisé du début à la fin, dans n'importe quelle narration comme dans les nouvelles que Stéphane Michaka invente, Ciseaux est une très agréable lecture qui me conforte dans mon idée : la rentrée 2012 s'annonce bien. Très bien !

 

michaka.jpg

Stéphane Michaka

 

« J'ai sorti Raymond de la poubelle. Sa première phrase de démange depuis ce matin. J'ignore pourquoi. Elle n'avait l'air de rien. Ou plutôt, elle avait ce petit air de rien qui vous monte à la tête. « Les sirènes des ambulances, c'est ce que je ramène de mes nuits de garde. » Les sirènes... Je ramène des sirènes. De mes nuits. C'est ce que je ra... Je ramène des sirènes de mes nuits. Pourquoi employer plus de mots ? Raymond ramène des sirènes de ses nuits. C'est tout. On comprend. « De minuit à 8 heures, elles se succèdent, parfois elles se mélangent, sur la chaussée à deux voies qui entourent... » Ouh là. Elles se mélangent autour de l'hôpital, point. « Dans ma guérite de veilleur, je les entends de loin, de près, et plus du tout ensuite lorsque... » Démangeaison, prurit. Prutit entre deux virgules. « Tous feux allumés mais sans bruit, elles stationnent à l'arrière, délestées d'un blessé ou d'un mort. » Tu ne vois pas qu' « arrière » égale « relégation » égale « mort » ? soit tu choisis l'arrière, soit tu choisis la mort. Tu as trop de cœur, Raymond. Quand elles stationnent à l'arrière, je les entends de ma guérite. « Sur le moment, je n'y pense pas plus que ça. » Pourquoi « sur le moment » ? Tu y es, dans le moment. « Les urgences, pour moi, ce sont des bruits lointains... » aïe, lointains, adjectif, squame. « … perçus depuis une cage en verre. » Tout cela, hop, à la trappe.

Qu'est-ce que ça donne ?

Je ramène des sirènes de mes nuits. À la ligne. Elles se mélangent autour de l'hôpital. Quand elles stationnent à l'arrière, je les entends de ma guérite. Je n'y pense pas plus que ça. Les urgences sont des bruits perçus depuis une cage en verre. À la ligne.

Pas un mot de trop. Une seule virgule après l'arrière qui est la mort.

Raymond, tu commences à me plaire. » pages 49-50, Douglas

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